Sorry, we missed you

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Sorry, we missed you

De Ken Loach | Grande-Bretagne, Belgique, France | 2019 | 1h41 | Cinepointcom Marche

Diffusion(s): Me. 6/11 à 20h, Je. 7/11 à 20h, Di. 10/11 à 17h



Acteur(s) : De Kris Hitchen, Debbie Honeywood, Rhys Stone, Katie Proctor,...

À 82 ans, Ken Loach poursuit sa radiographie de la classe ouvrière britannique. Il s’attaque aujourd’hui au phénomène de l’ubérisation, nouvelle forme de service liée aux nouvelles technologies. Mais aussi nouvelles formes d’exploitation?

Ricky, Abby et leurs deux enfants vivent à Newcastle. Leur famille est soudée et les parents travaillent dur. Alors qu’Abby travaille avec dévouement pour des personnes âgées à domicile, Ricky enchaîne les jobs mal payés ; ils réalisent que jamais ils ne pourront devenir indépendants ni propriétaires de leur maison. C’est maintenant ou jamais ! Une réelle opportunité semble leur être offerte par la révolution numérique : Abby vend alors sa voiture pour que Ricky puisse acheter une camionnette afin de devenir chauffeur-livreur à son compte.

Sans tomber dans le pathos facile, Ken Loach fait le portrait d’une famille comme il en existe beaucoup à Newcastle et ailleurs, et s’attaque frontalement à l’ubérisation de notre société et cette fausse liberté que l’on nous fait miroiter en nous incitant à devenir nos propres patrons.

La famille Turner vit à Newcastle, d’où était également originaire Daniel Blake, héros du précédent film de Loach (la Palme d’or de 2016, Moi, Daniel Blake), et comme lui, elle appartient à cette frange de la population directement touchée par la crise économique de 2008 et les réformes d’austérité qui en ont découlé. Avant 2008, Ricky et Abby – les parents – s’en sortaient bien, ils étaient sur le point d’obtenir un crédit immobilier et s’apprêtaient à devenir propriétaires, mais la crise financière en a décidé autrement. Aujourd’hui, c’est à peine s’ils parviennent à joindre les deux bouts. Ils travaillent énormément, voient très peu leurs enfants et, malgré tout, comptent leur argent à la fin du mois. Abby est aide-soignante à domicile et travaille sous contrat zéro heure, c’est-à-dire un contrat ne précisant pas le nombre d’heures à prester, l’obligeant à être disponible à n’importe quel moment, et ne rémunérant que ses heures de travail, trajet non compris. La famille Turner retrouve un peu d’espoir quand Ricky entreprend de devenir chauffeur-livreur pour une grosse société d’achats et livraisons à domicile, type Amazon. Son job consiste à enlever des colis dans un entrepôt et les acheminer à leur destinataire. Plus il livre, plus il gagne d’argent. Mais cette logique du rendement immédiat va bientôt se retourner contre lui… La camionnette qu’il utilise lui appartient et les frais qu’elle engendre sont à sa charge, ses trajets sont géolocalisés, chacune de ses interactions évaluée, et si personne n’est là pour réceptionner son paquet, sa course n’est pas rentabilisée…

Voici en quelques mots un système avec lequel nous sommes tous plus ou moins familiers, mais en ignorant souvent l’implication qu’il coûte aux différents maillons de la chaîne. Ricky et sa famille sont situés tout au bout de cette chaîne, pris dans l’étau d’une situation économique ne leur offrant aucune alternative, forcés d’accepter une précarité toujours plus grande pour éviter de tomber dans le gouffre d’une marginalité dont on ne revient pas. La force du film est d’avoir cristallisé cette problématique au cœur d’une cellule familiale. Les problèmes d’argent, l’épuisement lié au travail ont un impact sur l’équilibre, la sérénité du foyer, l’apprentissage et le bien-être des enfants. On n’oubliera pas de sitôt le visage de la petite Lisa Jane, regardant, impuissante, son père se tuer à la tâche, sa famille sombrer doucement dans une misère sociale et affective, n’ayant plus le temps de prendre soin les uns des autres. Encore une fois, Ken Loach, cinéaste engagé, partisan d’une société juste, d’un socialisme pur, regarde ses contemporains avec humanité et nous questionne sur notre société et ses dérives auxquelles, parfois malgré nous, nous participons.

ALICIA DEL PUPPO, LES GRIGNOUX